Épistémologie et écologie – par Christian Walter
Dans le précédent billet, on a vu que la technique pouvait devenir autonome et devenir une part importante du risque systémique total. On a vu qu’il fallait rendre visible le « logos » de la technologie pour débusquer la téléologie immanente qui commande la structure scientifico-technique et qui tend à lui imposer sa propre loi. Mais quel outil utiliser, comme un scalpel ou un dénoyauteur, pour extraire le « logos » de sa structure ? Cet outil, c’est d’abord l’épistémologie, une philosophie conçue pour l’analyse de la science, c’est ensuite une philosophie de la technique.
Considérons par exemple les enjeux de changement de paradigme liés à la crise sanitaire actuelle. Même si chacun voit midi à sa porte (les écologistes disent que c’est le moment de retrouver la nature, les religieux disent que c’est le moment de retrouver Dieu, les antilibéraux disent que c’est le moment de retrouver le social, les souverainistes disent que c’est le moment de retrouver les frontières etc.), il est quand même assez clair que c’est le système économique dans son ensemble qui est appelé à se transformer en profondeur, dans le sens de son écologisation. J’emploie ce terme, de préférence à « transition écologique » car il peut être mis en parallèle avec le mot d’industrialisation, qui évoque une autre grande transition de l’économie, la révolution industrielle. L’écologisation de l’économie au XXIe siècle répondra à l’industrialisation de l’économie au XIXe siècle. Alors que, pour Jean-Baptiste Say, la nature était gratuite et le monde sans limites, il s’agit aujourd’hui d’intégrer ces limites. Par exemple dans la comptabilité : les coûts de l’usage de la nature, usage supposé gratuit pour Jean-Baptiste Say (donc ne nécessitant pas d’introduction dans les comptes), pourraient au contraire entrer dans les comptes des entreprises.
Une profusion d’initiatives a alors fleuri partout et de nouveaux mots, devenus aujourd’hui familiers, sont apparus, comme « développement durable », « responsabilité sociale et environnementale des entreprises », « investissement à impact », « finance verte » etc. qui sont venus s’ajouter aux mouvements anti-science et aux critiques de la technique. Les objectifs de développement durable de l’ONU ont défini un cadre global de transformation des activités humaines dans le sens de cette écologisation. Le Conseil de stabilité financière du G20 a demandé la publication d’informations liées au risque climatique. L’Union européenne a proposé un plan d’action sur la finance durable. L’encyclique Laudato Si de l’Eglise catholique appelle à une refondation écologique de l’économie. Etc. Partout on cherche à quitter le monde « ancien » et la technoscience qui est à l’origine, dit-on, de cette crise écologique et sanitaire, dont les impasses du système économique qu’on a connu sont une trace.
Pourtant, ce qui frappe quand on examine de près le contenu de ces initiatives, c’est que la précipitation pour modifier les effets de la technoscience va de pair avec un aveuglement sur les sources de son fonctionnement, sur ses principes fondateurs. Par exemple on voudrait « verdir le système financier » (rapport des banques centrales) mais sans faire l’effort de comprendre pourquoi il n’est pas « vert ». On voudrait « changer le paradigme technocratique » (encyclique Laudato Si) mais sans s’interroger sur son fondement scientifique. On cherche à améliorer les modèles en y introduisant des nouveaux paramètres d’impacts environnemental ou social sans se demander comment ces modèles ont été conçus. Comme un replâtrage des modèles défaillants sans questionner leurs fondements scientifiques. Finalement, on veut faire du supplément d’âme (Nietzche et ses variantes contemporaines) avec des paramètres verts ou sociaux, sans toucher à la structure scientifique des modèles sur laquelle s’accroche la technologie. On imagine, en fait qu’une technoscience bien « orientée » par de « bonnes » valeurs permettrait de changer le paradigme technoscientifique. Ancienne antienne. C’était déjà l’argument de Gorgias qui expliquait à Socrate, à propos de la rhétorique, que ceux qui agissent mal sont ceux qui font un mauvais usage de leur technique, mais que la technique n’est pas en cause. La technique n’est qu’un moyen au service de fins. Pensons au marteau, dira-t-on : planter un clou, c’est bien, frapper son voisin, c’est mal. Donc si les fins sont bonnes, tout va bien. On imagine, finalement, que la technique est axiologiquement neutre (du grec « axios », valeur).
Or, comme on l’a dit dans le précédent billet, la technique n’est pas une activité axiologiquement neutre à cause, justement, du « logos » qui l’entraîne de façon autofinalisante sur sa dynamique propre. Aujourd’hui, le « logos » de la technique entraîne l’économie sur une pente appelée « despotique » par Hubert Rodarie (La pente despotique de l’économie mondiale, 2015). Pourquoi ? Je reformule l’idée d’Hubert Rodarie en disant : parce que le « logos » de la technique contient des valeurs qui sont opposées aux valeurs recherchées par ceux-là même qui veulent écologiser l’économie. La réorientation de l’économie se heurte à ce « logos » et on assiste aujourd’hui à un conflit entre des valeurs écologiques et une structure scientifico-technique qui résiste. Mais ce n’est pas avec des incantations idéologiques, écologiques, religieuses ou humanistes aussi généreuses que floues qu’on arrivera à extraire le « logos » de sa gangue scientifico-technique au sein de laquelle il se dissimule et agit caché. Tant qu’on n’aura pas visibilisé le « logos » de cette structure, l’économie non écologisée continuera à glisser sur sa pente despotique.
Il ne s’agit donc pas de juger la science et la technique « de l’extérieur », que ce soit pour déplorer la pente despotique de l’économie ou pour célébrer les victoires du progrès. Il faut au contraire inviter la science et la technique à radicaliser de l’intérieur la démarche qu’elles proposent pour en faire apparaître la finalité, en instaurant une sorte de conscience réflexe de la recherche sur elle-même, un mouvement de va-et-vient qui, à chaque instant, est capable de porter un regard miroir sur ce qui est en train de se faire, une réflexivité. Il faut que la science et la technologie aillent jusqu’au bout de leur démarche interne propre, pour les rendre attentives à leur propre créativité ou leur dérive créative endogène, pour que l’épistémologie puisse se saisir de cette démarche.
Ainsi l’épistémologie permettra de débusquer les dynamiques instauratrices des mouvements technoscientifiques. Telle une maïeutique intellectuelle, l’épistémologie permettra de faire émerger le « logos » de la structure scientifico-technique pour le faire discuter dans des débats publics et politiques (la démocratie technique participative) voire pour le confronter directement à un autre « logos », par exemple (si l’on suit l’encyclique Laudato Si) le « logos » chrétien. Ainsi l’opinion, les médias, les politiques, les citoyens, pourront se saisir des enjeux technico-scientifiques débarrassés de la barrière de technicité qui les rend opaques aux débats publics. « La science est la croyance en l’ignorance des experts » aimait rappeler le prix Nobel de physique Richard Feynman. L’épistémologie permet de ne pas laisser les débats technico-scientifiques aux mains des experts.
Retrouvez l’article original sur le blog de l’auteur ICI.
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