Parution – De l’idéologie à l’utopie – Thomas Lagoarde-Segot et Bernard Paranque – Le Monde
Si la politique veut renouer avec la réalité, elle doit s’affranchir des concepts et du vocabulaire des économistes
Croissance. Chômage. Déficit public. Ces agrégats statistiques, qui pour la plupart n’ont que moins d’un siècle d’existence, constituent plus que jamais l’unique référentiel du discours politique. Peu importe d’ailleurs que les décideurs comprennent réellement ce que mesurent ces concepts, ceux-ci s’autojustifient dans l’action, et leur pertinence pour mesurer les enjeux auxquels nous sommes collectivement confrontés n’est jamais remise en question. Au fil des années, la vulgate économique, reprise en boucle par une armée de cabinets de conseil, a accouché d’un ensemble de clichés : ainsi l’argument » mais cela va être terrible pour la croissance ! » permet généralement de clore la discussion sans se demander si la croissance en question est nuisible à court ou à long terme, quel est son contenu en termes de justice, d’impact social et écologique… Les postulats implicites des débats sur la manière de respecter la » contrainte des 3 % « ou d’ » inverser la courbe du chômage « ne sont jamais révélés. Quels sont-ils ? Dans le désordre, que la valeur de toute chose ne peut se mesurer que par l’argent, que la justification de toute action ne peut s’effectuer que dans un rapport vente-achat qui doit aboutir à un surcroît de richesse pour les détenteurs de capitaux, que la stabilité du système ne peut être assurée que par son expansion continue (la fameuse » croissance « ) et que les éventuels effets négatifs générés sur l’environnement, la société ou le bien-être social et moral sont des conséquences collatérales ( » l’écologie, ça commence à bien faire ! « ). Le discours standard obscurcit ainsi une évidence : c’est l’homme, sa liberté, son bonheur qui constituent la seule richesse, et ce n’est que parce qu’ils permettent son développement que la monnaie, les marchés et l’entreprise trouvent la justification de leur existence. Les concepts économiques (PIB, croissance, chômage, inflation) ne sont que des constructions intellectuelles, une interprétation partielle de la réalité et une représentation (très imparfaite) de certains aspects de la réalité. L’expertise économique tend à réifier le monde sous un masque d' » objectivité « , à le réduire à une chose manipulable dans tous les sens du terme. Comme l’attestent de nombreux travaux historiques et anthropologiques – et plus prosaïquement l’expérience de la vie quotidienne –, l’échange marchand capitaliste fondé sur la recherche exclusive de la valeur d’échange ne constitue qu’un mode de circulation possible parmi d’autres (don, réciprocité, échange marchand simple…). Les » réalistes » fuient la réalité
Dès lors, comment ne pas y voir en filigrane la définition d’un genre de vie et d’un type d’humanité que beaucoup refusent dans leur vie privée ? Comment supporter qu’un tel discours qui réduit les rapports entre les hommes à des rapports entre des choses puisse constituer l’alpha et l’oméga du débat politique ? Comment ignorer que cet imaginaire social, régi fortement par l’idéologie comme mode de légitimation de l’ordre existant, annihile la volonté humaine ? Malheureusement, nos élites semblent plus que jamais encastrées dans des concepts économiques quantitatifs qui renvoient aux enjeux d’un autre siècle (la reconstruction au sortir de la seconde guerre mondiale). Leurs points de vue, sous une apparente diversité, réitèrent en permanence une vision du monde réactionnaire, alors même que les enjeux de soutenabilité nécessiteraient la construction de nouveaux indicateurs de bien-être et du vivre-ensemble. Il est bien sûr confortable de laisser les choses suivre leur cours sous prétexte de » réalisme » (même si, dans le contexte actuel, ce sont probablement les » réalistes » qui fuient la réalité…). Il est tout aussi aisé de protester contre les abus. Mais il est beaucoup plus difficile de proposer un chemin pour sortir de là. Pourtant les initiatives locales existent, se multiplient : monnaies locales, bourses sociales, circuits courts, finance solidaire, coopératives… Sur l’ensemble de la planète, d’innombrables expérimentations témoignent de la volonté de certains acteurs de faire vivre, à leur échelle, une autre économie, assise sur des fondements éthiques. Ces organisations sont enracinées dans un tissu social local, fonctionnent sur la base de principes de confiance, de coopération et de solidarité, et recherchent des solutions qui bien souvent dépassent le cadre du marché. Une refondation de l’économie et de la société par la base a ainsi été enclenchée, mais son succès dépendra de la mobilisation de l’ensemble des acteurs : épargnants, investisseurs, consommateurs, entrepreneurs et décideurs publics. Il reste à les fédérer, à leur donner un langage commun qui les ancrerait dans un projet de long terme s’incarnant dans l’action, comme pratique de la théorie. C’est ici que le politique pourrait retrouver sa noblesse. Il s’agirait d’élaborer une alternative crédible au capitalisme financiarisé et, loin de fuir la confrontation avec le réel ou de prétendre détenir une vision définitive de l’homme et de son histoire (coupant ainsi avec les errements du XXe siècle), de contribuer à répondre aux enjeux de notre temps par l’expérimentation décentralisée. A rebours des discours idéologiques sur la » modernisation « , des querelles d’épicier sur des chiffres – auxquelles plus grand monde n’accorde d’intérêt –, le défi majeur de la campagne électorale qui débute sera peut-être de développer une nouvelle ligne d’horizon et, osons le mot, une nouvelle utopie, c’est-à-dire un agir et un vivre-ensemble autrement. Thomas Lagoarde-Segot et Bernard Paranque © Le Monde
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