Appel à contributions pour un dossier spécial de la RFS sur le thème « Mondes économiques, mondes militants. Contestations, frontières et coopération »

Appel à contributions
Numéro spécial Revue française de sociologie

Coordination scientifique:
Laure Bereni (Centre Maurice Halbwachs – CNRS, EHESS, ENS)
Sophie Dubuisson-Quellier (Centre de sociologie des organisations – CNRS, Sciences Po)

Les propositions de contribution (min. 1 000 mots – max. 1 500 mots, bibliographie non incluse), en français ou en anglais, devront être adressées à Christelle Germain (), secrétaire de rédaction, au plus tard le 31 mai 2019. Elles feront l’objet d’un examen conjoint par les signataires de cet appel et un autre membre de la Rédaction. La notification d’acceptation sera rendue au plus tard le 10 juillet 2019. Les auteurs dont la proposition aura été retenue devront soumettre leur texte, dont la longueur ne dépassera pas 70 000 signes (espaces, bibliographie et figures compris), au plus tard le 1er novembre 2019. Chaque article sera évalué indépendamment par les coordinateurs scientifiques du dossier et, de manière anonyme, par le comité de lecture de la Revue française de sociologie.

Après s’être longtemps concentrée sur l’action des mouvements sociaux contre l’Etat, la sociologie s’est tournée récemment vers l’étude des actions militantes ciblant les acteurs économiques (Soule, 2009 ; Luders, 2006). Ces travaux, développés initialement dans le contexte du développement des mouvements altermondialistes, ont insisté sur la capacité de ces démarches à prendre une grande diversité de formes (King et Pearce, 2010), enrichissant ainsi le répertoire de l’action collective. Certaines sont très critiques et cherchent avant tout à perturber les routines des entreprises : ce sont par exemple les appels au boycott ou les mises en cause d’entreprises (King, 2008 ; King and Soule, 2007). D’autres ont des visées plus réformatrices et s’organisent autour de labels ou de certifications privées (Bartley, 2007 ; Baron, 2013). Les recherches montrent ainsi que les porosités entre ces deux espaces sociaux sont fortes, et les organisations militantes peuvent aussi contribuer à la création de nouveaux marchés (McInerney, 2014 ; Sine et Lee, 2009; Lounsbury et al., 2003), voire de nouvelles formes d’organisations économiques (Schneiberg et al., 2007). Cette question des frontières entre mondes militants et mondes économiques traverse aussi largement la sociologie économique. De nombreux travaux ont notamment exploré la relation entre morale et marché, en montrant non seulement que les marchés sont fortement en prise avec des critiques morales (Fourcade et Healy, 2007), mais aussi que ces interactions ne cessent de redéfinir tant les valeurs marchandes que celles de la société (Zelizer, 2000). Les marchés contestés (Steiner et Trespeuch, 2015) sont précisément organisés autour de dispositifs qui permettent de les rendre acceptables au sein des sociétés.

Malgré tout, peu de travaux croisent véritablement les perspectives de la sociologie économique avec celles de la sociologie des mouvements sociaux. Cette dernière s’intéresse peu aux spécificités des organisations qui ciblent le monde économique et à la manière dont celui-ci s’y adapte et y réagit. De son côté, la sociologie économique s’attarde peu sur le rôle des mouvements sociaux dans les fonctionnements marchands, à l’exception de certains secteurs situés souvent en marge de l’économie. Enfin, ces deux champs fournissent à ce jour peu de cadres ou d’outils théoriques pour penser des acteurs et des formes d’action hybrides, affirmant une dimension de défense de cause tout en épousant les contours de la rhétorique morale du capitalisme, et qui échappent ainsi à une opposition binaire entre contestation et légitimation de l’ordre économique (à l’instar des groupes et des dispositifs qui ont émergé autour des catégories de « RSE », de « finance responsable » ou de « diversité »).

Dans ce numéro spécial nous voulons au contraire considérer d’une part que les mouvements sociaux sont parties prenantes des fonctionnements marchands et d’autre part que tous les marchés sont en prise avec la critique, plus ou moins frontale, des plus ordinaires comme ceux de l’alimentation ou de l’automobile, aux plus centraux, comme ceux de la finance, en passant par les plus récents comme ceux du numérique. Certaines organisations militantes font même de la critique des fonctionnements de l’économie leur revendication majeure, comme c’est le cas de celles qui militent pour la moralisation de l’économie, contre l’obsolescence programmée ou encore contre les discriminations à l’embauche. Par ailleurs, d’autres organisations agissant pour d’autres causes, comme la justice sociale, les droits humains ou l’environnement, peuvent déployer, au sein de leur répertoire d’action collective, des actions spécifiquement à destination des entreprises.

Ce numéro vise à publier des contributions qui permettront d’éclairer les formes et les effets de ces interactions, voire de ces hybridations, entre monde militant et monde économique. Celles-ci pourront envisager des entrées empiriques par les groupes militants, par les entreprises ou par les marchés. Elles privilégieront des objets centraux de l’économie plutôt que ceux situés à ses marges qui ont déjà fait l’objet de nombreuses investigations. Plusieurs perspectives, non exclusives, pourront être envisagées.

Les contributions pourront porter sur la manière dont les organisations militantes construisent leur capacité d’influence avec ou contre la sphère économique. Les mouvements sociaux portent des critiques diverses du marché et déploient un vaste répertoire d’actions collectives pour tenter d’orienter les décisions des acteurs économiques. Certaines de ces actions sont clairement dans un registre contestataire et cherchent des audiences plus ou moins larges dans l’espace public, en ciblant de manière privilégiée les acteurs économiques les plus symboliques pour la lutte à mener (Bartley et Child, 2014 ; Vogel, 2005). D’un autre côté, d’autres organisations utilisent des modes d’action plus coopératifs, en travaillant voire en proposant des prestations aux entreprises, par exemple dans le domaine de la diversité, de la finance responsable ou encore de la cause animale. Au-delà des stratégies de labellisation déjà abondamment étudiées, on connaît mal les modalités de ces collaborations. Enfin, certains groupes déploient des activités de vigilantisme afin de surveiller le monde économique. Quelles interactions les organisations qui se positionnent du côté de l’action politique et de la critique ont-elles avec des associations professionnelles, des officines ou des cabinets de conseil spécialisés dans la construction des dispositifs vertueux des entreprises (RSE, diversité, finance responsable…) ? Quelles interactions ont-elles, par ailleurs, avec les pouvoirs publics qui, à différentes échelles (nationale comme internationale), produisent des normes, des discours et des dispositifs (Bergeron et al., 2014) incitant les acteurs économiques à contribuer au bien commun ? Les contributions pourront explorer ces répertoires d’actions, des plus radicaux aux plus coopératifs, mais aussi leurs articulations ainsi que les formes de coopérations voire de concurrence que cela produit au sein des mouvements sociaux.

Nous attendons également des contributions qu’elles puissent explorer ces interactions depuis le monde économique lui-même, par des entrées dans les entreprises, chez leurs partenaires ou sur les marchés. Comment le monde économique s’organise-t-il pour affronter, s’adapter ou collaborer avec la critique sociale? De nombreux travaux montrent que la mise en conformité des entreprises avec ces demandes sociales, souvent inscrites dans des règles de droit et des prescriptions de politique publique relativement peu contraignantes, se fait sur des aspects plus symboliques que réellement effectifs (Edelman, 2016 ; Locke, 2013). Dans certains domaines, les entreprises ont même déployé des techniques de management pour réinscrire ces attentes dans la grammaire gestionnaire (Bereni, 2018). D’autres travaux ont montré que les entreprises se sont progressivement équipées en compétences et en moyens humains pour faire face à la contestation sociale dont elles sont l’objet et s’y adapter (McDonnell et al., 2015). Ces différentes perspectives soulignent que, loin d’ignorer le rôle des mouvements sociaux dans les fonctionnements économiques, les entreprises leur accordent une attention et modifient leurs pratiques en conséquence. En outre, les cabinets de conseils ou d’avocats, en particulier ceux qui se sont spécialisés dans la construction de réponses marchandes et organisationnelles à des pressions juridiques et politiques, contribuent aussi à organiser ces interactions, soit en formant les entreprises, soit en organisant des réunions de parties prenantes pour aider les entreprises à percevoir les attentes sociales voire anticiper les affrontements.

Enfin, ce numéro accueillera des articles qui interrogent les effets de ces interactions et zones d’hybridation entre mouvements sociaux et monde économique. La littérature offre déjà quelques pistes. Les travaux de Zelizer ont insisté sur le fait que les entreprises travaillent à rendre leurs activités compatibles avec les valeurs de la société autant qu’à transformer celles-ci (Zelizer, 1979). De ce point de vue, les mouvements militants sont aussi pourvoyeurs de nouvelles normes sociales que les entreprises sont capables de reconvertir en valeurs économiques (Dubuisson-Quellier, 2013, 2018). Il s’agit alors d’interroger les effets de la critique sur les évolutions du monde économique (Boltanski et Chiapello, 1999) mais en saisissant de manière précise les mécanismes qui permettent, confrontent et articulent la formulation des causes avec les activités économiques. Les pouvoirs publics, qui ont bien souvent plus de facilité à engager des changements de régulation lorsque ceux-ci ont été préparés en amont par une action militante, jouent très certainement un rôle important qu’il s’agira aussi de saisir.

Bibliographie

Bartley Tim, 2007, “Institutional emergence in an era of globalization: The rise of transnational private regulation of labor and environmental conditions”, American Journal of Sociology, 113, 297–351.
Bartley Tim & Child Curtis, 2014, “Shaming the corporation: Globalization, reputation, and the dynamics of anti-corporate movements”, American Sociological Review, 79(4), 653-679. Bereni Laure, 2018, Aux frontières de la raison des affaires. Le management de la diversité à New York et à Paris, Mémoire original de HDR, Université Paris Nanterre.
Bergeron Henri, Castel Patrick & Dubuisson-Quellier Sophie, 2014, « Gouverner par les labels. Une comparaison des politiques de l’obésité et de la consommation durable », Gouvernement & action publique, vol. 3, n° 3, p. 9-32.
Boltanksi Luc et Chiapello Eve, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
Dubuisson-Quellier Sophie, 2013, “A market mediation strategy: How social movements seek to change firms’ practices by promoting new principles of product valuation” Organization Studies, 34(5–6), 683–703. Dubuisson-Quellier Sophie, 2018, « From moral concerns to market values: how political consumerism shapes markets », dans Boström M., Micheletti M. and Oosterveer P. (Eds.) The Oxford Handbook of Political Consumerism, Oxford, Oxford University Press, pp. 813-832.
Edelman Lauren, 2016, Working Law: Courts, Corporations, and Symbolic Civil Rights, University of Chicago Press, 364 p.
Fourcade Marion et Healy Kieran, 2007, « Moral views of market society », Annual Review of Sociology, 33, 285-311.
King Brayden & Pearce Nicholas, 2010, “The contentiousness of markets: Politics, social movements and institutional change in markets”, Annual Review of Sociology, 36, 259–267.
King Brayden & Soule Sarah, 2007, “Social movements as extra-institutional entrepreneurs: The effect of protests on stock price returns”, Administrative Science Quarterly, 53, 395–421.
King Brayden, 2008, “A political mediation model of corporate response to social movement activism”, Administrative Science Quarterly, 53, 395–421.
Lounsbury Michael, Ventresca Marc & Hirsch Paul, 2003, “Social movements, field frames and industry emergence: A cultural-political perspective on US recycling”, Socio-Economic Review, 1, 71–104.
Locke Richard M, 2013, The promise and limits of private power: Promoting labor standards in a global economy. New York, NY: Cambridge University Press.
Luders Joseph, 2006, “The economics of movement success: Business responses to civil rights mobilization”, American Journal of Sociology, 111, 963–998.
McInerney Paul-Brian, 2014, From social movement to moral market, Stanford, Stanford University Press. McDonnell Mary-Hunter & King Brayden & Soule Sarah, 2015, “A dynamic process model of private politics: activist targeting and corporate receptivity to social challenges”, American Sociological Review, 80(3), 654– 678.
Schneiberg Mar, King M., & Smith T., 2008, “Social movements and organizational form: Cooperative alternatives to corporations in the American insurance, dairy, and grain industries”, American Sociological Review, 73, 635–667.
Sine W. & Lee B., 2009, “Tilting at windmills? The environmental movement and the emergence of the US wind energy sector”, Administrative Science Quarterly, 54, 123–155.
Soule Sarah, 2009, Contention and corporate social responsibility. Cambridge: Cambridge University Press. Steiner Philippe et Trespeuch Marie (dir.), 2015, Marchés contestés. Quand le marché rencontre la morale, Presses universitaires du Midi, Toulouse.
Vogel David, 2005, The market for virtue: The potential and limits of corporate social responsibility. New York, NY: Brookings Institution Press.
Zelizer Viviana, 1979, “Human values and the market: The case of life insurance and death in 19th century America”, American Journal of Sociology, 84(3), 591–610.
Zelizer Viviana, 2000, Economic lives. How culture shapes the economy, Princeton, Princeton University Press.

 

 

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