Vers un changement de conception des entreprises
La préparation du projet de loi intitulé PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) est l’occasion d’un grand débat public, attendu depuis longtemps, sur les finalités des entreprises, leur place dans la société au sens large, leurs rapports avec leurs parties prenantes et finalement sur le sens à donner à l’activité économique dans les sociétés du XXIe siècle.
Depuis quelques années, les chercheurs francophones en sciences humaines et sociales ont grandement contribué à cette réflexion sur la nature de l’entreprise et les cadres conceptuels permettant d’en saisir les spécificités et de la (re) définir.
Le mouvement de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) auquel ils ont contribué par leurs travaux a également changé la vision courante de l’entreprise uniquement orientée vers la recherche d’une maximisation de profits destinés à être distribués aux associés ou actionnaires : aujourd’hui, un assez large consensus s’est dégagé dans l’opinion pour reconnaître que, tout en poursuivant les objectifs économiques de satisfaction des besoins humains, les entreprises devaient être respectueuses de tous les tiers avec lesquels elles entrent en relation, interagissent et, au-delà, de tous les acteurs concernés ou susceptibles de l’être par leurs activités.
Comme leurs activités s’exercent au milieu d’écosystèmes naturels il revient également aux entreprises de prendre en considération la sauvegarde de biens communs qui assurent en particulier la pérennité de la vie sur notre planète. Les nombreuses déclarations du monde des affaires en ce sens, les engagements pris par les directions d’entreprise dans des chartes éthiques et des initiatives sectorielles devraient donc maintenant se traduire dans la loi, d’une part pour sécuriser les entreprises qui font des efforts contre des concurrents peu scrupuleux, et d’autre part pour faire en sorte que ces progrès perdurent même après le départ des dirigeants vertueux.
Dans cette perspective, le débat public actuel se focalise en grande partie sur la question de savoir s’il faut modifier deux articles du Code civil (1832 et 1833) qui définissent l’objet social de l’entreprise. En réalité, il s’agit de la définition du contrat de société, puisque le droit n’a jamais donné de véritable définition de l’entreprise. Bien que les deux notions soient liées, il importe de bien les distinguer : l’entreprise est généralement un projet économique collectif porté par des entrepreneurs cherchant à réaliser un projet (industriel, social, financier, selon le cas) en mobilisant des ressources (capital, travail, éléments naturels…), dans le but, généralement, d’en retirer un gain, alors que la société est le support juridique institué par la loi pour régir les relations entre eux et avec les tiers. Notre législation gagnerait donc à préciser, autant que faire se peut, ce qu’est une entreprise, en s’inspirant par exemple des travaux récents du Conseil économique, social et environnemental.
La rédaction actuelle des articles 1832 et 1833 du Code civil date, pour l’essentiel, de 1804, à une époque où n’existaient ni grande industrie, ni financiarisation de l’économie, ni syndicats, ni loi sur les sociétés anonymes, et où les corporations venaient d’être abolies. Ces articles restreignent la configuration de la société à ses associés et n’envisagent aucune autre finalité que la satisfaction de leurs propres objectifs, constituant leur « intérêt commun ». Or le mouvement de la RSE a précisément consisté à expliciter la conception de l’entreprise et de la société, incitant celles-ci à inclure de façon croissante dans leur gestion des facteurs non économiques, de manière à prendre en compte les attentes de leurs parties prenantes et la préoccupation de les faire contribuer au bien-être social et au développement durable. Le contexte est donc complètement différent aujourd’hui et les rédactions de ces deux articles du Code civil sont reconnues obsolètes par la plupart des acteurs économiques et sociaux, même si, stricto sensu, ils n’interdisent pas que les entreprises soient gérées dans un but autre que le profit.
Depuis plusieurs années, des propositions émanant de milieux les plus divers en ont présenté des réécritures, mais elles n’ont jamais pu passer le stade de la proposition. Il nous paraît donc indispensable de reprendre aujourd’hui le débat afin de proposer au législateur une version rénovée de ces articles, en phase avec les contextes socio-économiques actuels. Par comparaison, le Royaume-Uni, peu suspect d’être réservé à l’égard de la libre entreprise, est en avance sur la France puisque sa législation sur les sociétés stipule que la direction d’une entreprise doit se préoccuper de toute une série de « membres » qu’elle énumère et qui vont bien au-delà des associés.
Cette nouvelle rédaction devra, à notre sens, répondre à plusieurs principes :
- Faire le lien entre le contrat de société et le projet d’entreprise.
- Affirmer que le projet d’entreprise doit concerner une activité soutenable et responsable, dont les conséquences tant économiques, que sociales et environnementales seront envisagées et prises en compte.
- Affirmer que la société doit être gérée certes dans l’intérêt de ses associés et de ses salariés, mais en tenant compte des parties prenantes qui participent à son activité et des acteurs de la société civile affectés, directement ou indirectement, par cette dernière.
- Affirmer que la société, dont l’objet social doit être licite, doit également être gérée dans le respect de l’intérêt général et de la préservation des biens communs.
S’inspirant d’exemples américains, des propositions ont été également formulées afin de créer un nouveau statut ou une nouvelle forme juridique de société destinée à intégrer, aux côtés des objectifs économiques, des objectifs sociaux et environnementaux. La réflexion sur ces propositions nous semble devoir se poursuivre en envisageant leur articulation avec les autres pistes envisagées et/ou les alternatives déjà existantes. La question de la gouvernance de l’entreprise est notamment un enjeu qui les différencie fortement entre elles. Ainsi, elles ne doivent pas faire obstacle à la révision des articles du Code civil qui concerne toutes les sociétés, alors que l’adoption de telle ou telle forme juridique particulière relève évidemment d’un choix volontaire de la part des associés. Il faut également vérifier si l’arsenal juridique français n’offre pas déjà les incitations nécessaires ou n’empêche pas la poursuite d’objectifs autres que des objectifs économiques ; il faut veiller, notamment, à ce que le statut des entreprises d’utilité sociale qui résulte de la loi du 31 juillet 2014 ne soit pas perturbé par un statut voisin qui affecterait en particulier le système fiscal français.
Il y a donc bien, en débat, deux sujets différents qui ne doivent pas être confondus : d’une part, le projet de révision du Code civil et d’autre part, l’éventuelle création d’une forme nouvelle de société. Il est regrettable que la révision du Code civil se heurte déjà à de fermes oppositions de la part d’organisations professionnelles, sans que des justifications solides n’aient été avancées. De la même façon que la gouvernance de l’entreprise a changé après guerre grâce à un dialogue renouvelé entre patronat et syndicats, accompagnant la formidable progression des revenus salariaux et actionnariaux que l’on sait, il ne faudrait pas rater l’occasion qui se présente aujourd’hui de tirer les leçons de cette période, dont le mouvement de la RSE, tous acteurs confondus et chacun à sa façon, a aussi pointé les limites. Il ne faut pas confondre en particulier l’assignation aux entreprises d’objectifs sociaux et environnementaux et l’entrée éventuelle dans les conseils d’administration (ou autres instances de gouvernance) de représentants d’une diversité de parties prenantes, un sujet qui est aussi en débat avec le projet de loi PACTE.
Enfin, un tel aggiornamento de la législation française en matière de droit des sociétés ne trouverait sa pleine efficacité qu’en conjuguant celui-ci avec une réforme profonde des normes comptables, comme l’avait exploré un groupe de travail de la Plateforme nationale RSE : celles-ci sont actuellement soumises exclusivement à des critères financiers et ignorent la nécessité d’une prise en compte des données sociales et environnementales. Il s’agirait donc de les reconcevoir de manière à ce que les performances de l’entreprise soient évaluées à travers plusieurs dimensions et plusieurs critères intéressant l’ensemble de ses parties prenantes et au-delà, l’ensemble de la société.
En conclusion, notre conviction profonde est qu’une mise en œuvre cohérente de la RSE ne saurait se limiter à certaines sociétés disposant de statuts particuliers, mais concerne l’ensemble des sociétés, quelle que soit leur forme juridique.
Pour le Réseau International de recherche sur les Organisations et le développement durable (RIODD)
Jean-Pierre Chanteau, Président du RIODD, Université Grenoble-Alpes
Michel Capron, représentant du RIODD à la Plateforme RSE, Université Paris 8