Parution – Après le coronavirus : « Mêler argent public et fonds privés pour financer des projets de long terme »
Après le coronavirus : « Mêler argent public et fonds privés pour financer des projets de long terme »
Tribune Publiée le 17 avril 2020
Patrick Artus, Banquier – Etienne Klein, Physicien – Jean-Hervé Lorenzi, Economiste
Le banquier Patrick Artus, le physicien Etienne Klein et l’économiste Jean-Hervé Lorenzi préconisent, dans une tribune au « Monde », de dépasser impuissance publique et frilosité individuelle pour répondre, enfin, à la demande de sécurité sanitaire, sociale, économique et environnementale.
Tribune. En marge des ravages terribles qu’il fait et va continuer à faire, le coronavirus nous donne l’occasion, et même l’obligation, de réinvestir l’idée de futur en tenant compte, d’une part de ce que nous voulons, et d’autre part de ce que nous savons déjà, mais aussi de ce que nous sommes en train d’apprendre grâce à lui.
Nous sommes tous aujourd’hui, à juste titre, concentrés sur le très court terme. Les interventions de nos institutions – banques centrales et gouvernements – sont indispensables, même si les mises en œuvre sont parfois éloignées des décisions prises. Tout doit être fait, dans un univers d’incertitude absolue, pour protéger l’appareil de production et permettre, une fois la crise terminée, que nous ayons la possibilité de faire redémarrer, progressivement, l’économie française.
Mais très vite, spontanément ou sous la pression des opinions, les gouvernements vont devoir se tourner vers le long terme. Une préoccupation accrue pour le temps long sera en effet l’une des conséquences probables de la crise, même si les pessimistes craignent qu’elle ne soit que transitoire.
Quelles seraient les conséquences d’un tel allongement d’horizon temporel ? Une hausse des dépenses publiques de santé, d’éducation, de formation ; l’objectif de relocaliser et développer des secteurs d’activité stratégiques (médicament, télécommunications, énergies renouvelables, services Internet, agroalimentaire…) ; le souci sincère d’accélérer la transition énergétique ; et aussi le souhait de redresser les rémunérations et les qualifications de salariés indispensables à l’économie (santé, transport, etc.).
Mutualiser les dépenses supplémentaires
Mais c’est ici qu’intervient la question du financement de dépenses publiques et d’investissements privés visant un tel horizon de long terme.
Du côté des dépenses et des investissements publics de la zone euro, par exemple, les pays européens vont devoir enregistrer, dès 2020, des déficits publics considérables – probablement 7 % du PIB de la zone. Les taux d’endettement publics vont augmenter de 14 points de PIB en moyenne avec le recul du PIB. La Banque centrale européenne (BCE) ne pourra pas indéfiniment prolonger son programme d’achat de dettes publiques. Il est à peu près sûr que certains pays, au premier rang desquels l’Italie, ne pourraient pas financer une seconde vague de déficits publics liés aux dépenses de long terme évoquées plus haut : ils prendraient le risque de déclencher une forte hausse des taux d’intérêt et une crise des dettes comme celle subie par la zone euro de 2010 à 2014.
Beaucoup de voix s’élèvent pour que ces dépenses publiques supplémentaires, utiles et stratégiques, soient mutualisées, c’est-à-dire financées en commun par les pays de l’UE au travers d’émissions obligataires de la Banque européenne d’investissement et du Mécanisme européen de stabilité. C’est évidemment une bonne idée, car cela permettrait d’éviter le pire pour les pays les plus fragiles et donnerait un signal politique fort pour éviter le populisme anti-européen.
Mais il ne faut pas croire que la capacité d’émission de dettes communes européennes soit illimitée. Avant que la BCE annonce, en mars, ses interventions massives, l’anticipation de déficits publics élevés avait déjà fait monter tous les taux d’intérêt à long terme, y compris ceux de l’Allemagne, ce qui révèle une capacité limitée d’absorption de dette publique par les marchés financiers.
Nouvelle configuration
La situation est encore plus compliquée pour le secteur privé. Dans le capitalisme contemporain, les actionnaires ont une exigence très élevée de rendement du capital : 12 %, voire 15 %. Ceci veut dire que le taux d’actualisation des entreprises (c’est-à-dire le taux d’intérêt auquel elles comptabilisent dans leurs comptes actuels leurs revenus futurs) est aussi très élevé. Si le taux d’actualisation est de 12 % ou de 15 %, un projet qui apporte des revenus et une rentabilité dans dix ans ou vingt ans n’a aucune valeur aujourd’hui, et il n’est donc pas entrepris. Il y a donc une contradiction profonde entre le souci du long terme et l’exigence de rentabilité des fonds propres pour l’actionnaire.
Comment sortir de cette contradiction ?
Nous proposons pour cela de mélanger financements publics et privés pour investir dans des projets de long terme. Si une banque publique, pour le capital de laquelle l’exigence de rentabilité est faible, apporte le financement en dette d’un projet d’investissement, et si une entreprise apporte, outre son expertise technique, un financement en fonds propres, le coût global du financement est suffisamment faible pour que des investissements dont la rentabilité se situe dans le long terme soient investis et la rentabilité du capital pour l’entreprise soit celle qu’elle attend. A son tour, la banque publique se refinance sur les marchés financiers à des conditions favorables grâce à la garantie de l’Etat. Une telle garantie est nécessaire pour baisser les coûts de financement, d’autant plus que, après la crise, l’aversion au risque des investisseurs sera forte.
La préoccupation du long terme, si elle perdure, générera des besoins de financement considérables qui ne sont pas disponibles aujourd’hui. Il n’y a pas d’autre voie que le développement rapide de financements mixtes venant de banques publiques et de fonds propres d’entreprises privées. C’est dans cette nouvelle configuration que les pouvoirs publics et les dirigeants d’entreprise doivent situer leur réflexion et leurs actions.
Patrick Artus est chef économiste de la banque Natixis ; Etienne Klein est philosophe des sciences au CEA ; Jean-Hervé Lorenzi est président du Cercle des économistes
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !