Le projet du GT-RIODD
Le point de départ du GT est l’affirmation par de nombreuses organisations françaises dédiées aux questions environnementales et sociales associés, d’une raison d’être visant une bascule, un shift ou une grande transition (Shift Project, Fresque du Climat, Convention des Entreprises pour le Climat, Campus de la Transition etc.). Dans le même temps, ces organisations sont en grande partie animées par des personnes qui revendiquent ou cherchent une bifurcation à titre personnel. En ligne de mire, il y a la recherche d’un alignement avec les frontières planétaires et la mise en œuvre des changements nécessaires pour y parvenir, ce qui implique des changements profonds qui vont pour ces collectifs, au-delà des comportements pro-environnementaux (Van Valkengoed et al., 2022)
Les notions de bascule, shift, grandes transitions ne sont pas des notions stabilisées d’un point de vue académique. En outre, les cadres théoriques varient selon que l’on se situe à un niveau individuel, organisationnel ou sociétal. Plusieurs disciplines peuvent donc être convoquées : psychologie sociale, sociologie, sciences politiques, sciences de gestion, économie, philosophie, notamment.
A un niveau macro ou sociétal, la notion de bascule peut être rapprochée de la notion de changement de paradigme social dominant (Dunlap et Van Liere, 1984). L’introduction progressive de la modernité, comme paradigme dominant a été largement documentée (par exemple Foucault, 1966 ; Latour, 1991) en mobilisant des concepts voisins. Elle s’est traduite par une bascule majeure dans les attitudes et comportements, notamment en lien avec les activités émettrices de gaz à effet serre. La bascule ou le shift visé par les organisations en question porte donc sur des changements importants de comportement, comparables à l’introduction de la modernité, mais dans une logique de rupture.
La notion la plus proche dans la littérature académique pour aborder le changement de régime sociotechnique dominant (ou paradigme social dominant) est celle de social tipping point (point de bascule sociale) qui est mobilisée de manière croissante pour les questions de transitions écologiques et sociales. À un niveau écosystémique, en se fondant sur une vaste méta-analyses des usages, Milkoreit et al. (2018) identifient quatre caractéristiques : (1) l’existence de plusieurs états stables, (2) le caractère abrupt du changement, (3) des rétroactions systémiques et (4) une certaine irréversibilité. Ils proposent de définir la notion de bascule des systèmes socio-écologiques « comme un point au sein d’un système socio-écologique où un petit changement quantitatif déclenche inévitablement un changement non linéaire de la composante sociale du système socio-écologique, sous l’effet d’un phénomène de rétroactions positives qui conduisent inévitablement, et souvent de manière irréversible à un état qualitativement différent du système social ».
La notion de bascule se fonde sur des travaux théoriques et expérimentaux (Centola et al., 2018) qui montrent qu’à partir d’un certain seuil, une minorité active peut contribuer à un changement sociétal de rupture. Si la bascule du régime sociotechnique dominant est la finalité visée, l’observation ne peut pour le moment porter que sur les niveaux individuels et collectifs ou organisationnels. Face à l’inertie massive et surprenante, compte-tenu des rapports scientifiques alarmants, il s’agit de comprendre pourquoi et comment des individus et collectifs échappent à cette torpeur collective. Entre une bascule sociétale qui est une finalité visée non observable et des bascules individuelles qui peuvent traduire des singularités extrêmes, notre attention se portera sur la contribution des organisations. A quoi contribuent concrètement les organisations dont la bascule (ou des notions équivalentes) est une finalité centrale ?
Plusieurs questions liées font partie des préoccupations centrales :
- Les racines : qu’est-ce qui prépare les bascules ?
- La faisabilité : qu’est-ce qui rend possible les bascules ?
- Le cheminement : quels processus et étapes, quelles stratégies mènent aux bascules ? comment les organisations y contribuent ? quelles pédagogies et parcours pédagogiques contribuent à des prises de conscience suivies d’effets ?
- Les effets visibles : à quoi reconnaît-on les bascules ? quels sont les effets ressentis bénéfiques et négatifs ?
- Les facteurs de pérennité : qu’est-ce qui fait que ça tient dans le temps ?
Références
Beau, R., Cournil, C., Martin-Chenut, K., Perruso, C., Pierron, J. P., Renouard, C., & Schmid, L. (2023). La société écologique: normes et relations. les Liens qui libèrent.
Centola, D., Becker, J., Brackbill, D., & Baronchelli, A. (2018). Experimental evidence for tipping points in social convention. Science, 360(6393), 1116-1119.
Dunlap, R. E., & Liere, K. D. (1984). Commitment to the dominant social paradigm and concern for environmental quality. Social science quarterly, 65(4), 1013.
Foucault, M. (1966). Les mots et les choses, Gallimard, Paris.
Latour, B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique. La découverte.
Milkoreit, M., Hodbod, J., Baggio, J., Benessaiah, K., Calderón-Contreras, R., Donges, J. F., & Werners, S. E. (2018). Defining tipping points for social-ecological systems scholarship—an interdisciplinary literature review. Environmental Research Letters, 13(3).
Wright, E. O. (2020). Utopies réelles. La Découverte.
Renouard, C., Beau, R., Goupil, C., & Kœnig, C. (2020). Manuel de la Grande Transition. Former pour transformer, Ed. Les Liens qui Libèrent.
Van Valkengoed, A. M., Abrahamse, W., & Steg, L. (2022). To select effective interventions for pro-environmental behaviour change, we need to consider determinants of behaviour. Nature human behaviour, 6(11), 1482-1492.