Parution – Marchés, capitalisme et démocratie – Michel CRINETZ – Alternatives Economiques

Nous ne vivons pas dans des sociétés dominées par les marchés, mais par les capitalistes financiers, qui s’affranchissent des États et les mettent à leur service. L’idéologie néo-libérale du marché et la fable des marchés parfaits et auto-régulateurs sont des leurres qui masquent cette domination. Le contrôle de la finance doit revenir aux États.

Les marchés sont les vaisseaux sanguins de nos sociétés, mais leur cerveau est le capitalisme, leur cerveau reptilien : c’est la finance qui finance, donc qui décide pour son seul avantage.

Le capitalisme, c’est l’accumulation du capital productif, qui se concentre entre les mains d’un petit nombre de décideurs économiques et financiers. Ce sont les dirigeants et les principaux actionnaires des grandes sociétés multinationales, financières et non financières, et des medias.

S’agissant non seulement de capter des profits, mais aussi des influences et des pouvoirs, ces dirigeants ne peuvent se contenter d’être de simples acteurs de marchés, position trop précaire et aléatoire. Une proportion importante de leurs activités se passe hors marché, dans des accords ou rapports de force internes et externes à leurs entreprises, et consiste à influencer les politiques, les réglementations et les autres acteurs de manières diverses mais efficaces.

Le capitalisme est de plus en plus à dominante financière. La finance influence les États qui octroient et garantissent aux capitalistes, par des traités, des lois et institutions publiques, la liberté et le pouvoir de disposer à leur gré de leur capital : le placer, le dé-placer, et jouir sans entraves du droit que ce placement leur confère sur les entreprises en les dirigeant à leur gré ; commencer, développer ou arrêter une activité économique, et décider de toutes ses modalités : où, quand, comment, et avec qui ; embaucher ou licencier à loisir. Octroyant une liberté et un pouvoir, c’est un système politique qui gouverne les gens en relation avec l’entreprise : salariés, sous-traitants, créanciers, clients, journalistes, dirigeants politiques influencés, corrompus ou non, pouvoirs très réels mais non traités par la théorie des marchés.

Le moteur du capitalisme est le profit. Il crée sans cesse des produits nouveaux. Actuellement, les progrès techniques et organisationnels permettent des rendements fortement croissants avec les quantités produites, ce qui invalide la théorie néo-classique de l’équilibre général et le credo néo-libéral sur les bienfaits de la concurrence. Avec des rendements croissants, il n’y a pas d’équilibre de marché, ni général ni particulier, et on aboutit à des monopoles : c’est le gagnant qui rafle la mise et élimine ses concurrents.

Le capitaliste financier trône au sommet de la chaîne alimentaire : il préfinance les investissements, et dicte ses conditions. Et fait varier les « prix de marché » au fil de ses spéculations. Étant des marchés de stocks et non de flux, les marchés financiers n’obéissent pas à la prétendue « loi » de l’offre et de la demande, mais à son contraire : l’instabilité ; tant que les cours montent, le jeu est à somme positive et tout le monde semble gagner, sauf le consommateur final, notamment celui qui cherche un logement ; mais quand ils baissent, seuls les professionnels survivent, secourus au besoin par les finances publiques.

C’est la finance qui accapare la plus grosse part des profits.

Ce qui intéresse et fait vivre le capitaliste, ce n’est ni la concurrence (sauf chez ses fournisseurs, évidemment), ni la croissance de la production, mais la croissance des profits. Et donc la disparition du capitalisme n’est pas à l’ordre du jour, car les profits des monopoles sont bien plus grands qu’en concurrence parfaite…

Le capitalisme financier profite aussi du refinancement des crises financières qu’il suscite par ses excès spéculatifs, qui détruisent des activités, des richesses, de la monnaie. Il faut alors relancer l’économie avec des crédits publics forçant les États à s’endetter, autre source de profits 1 .

Le financier attend de l’État qu’il l’aide et le protège ; l’État courtise les financiers parce qu’il a besoin d’argent, d’emplois, d’activités. L’un ne va pas bien sans l’autre. La domination financière doit impérativement être en symbiose avec la domination politique et militaire. Tantôt l’homme politique domine l’homme de finance, comme en Chine et en Russie, tantôt, et de plus en plus, c’est le financier qui domine, parce que son pouvoir s’exerce au-delà des frontières. Le capitalisme prospère au mieux s’il arrive à influencer le pouvoir politique suffisamment pour protéger et augmenter ses activités et ses profits, par exemple en privatisant les activités publiques.

Privatisation directe, totale par vente d’une activité publique, quasi-totale par concession de longue durée ; privatisation rampante, par « partenariat public-privé », où le profits sont pour le privé et les pertes pour le public ; ou, de manière encore plus insidieuse, par étranglement incessant d’un budget public, qui « confirme » le postulat néo-libéral qu’une gestion publique est mauvaise, puisqu’ainsi on la force à se dégrader et à quémander des financements privés 2 . Le cas des hôpitaux est mortifère : leur dégradation 3 ne résulte pas du libre jeu des marchés, mais uniquement de décisions politiques délibérées et sans cesse répétées. Il en va de même pour l’éducation, la justice, la police, la Poste, etc.

Le capitalisme financier, c’est la forme financière de la domination.

Seul l’État dominant étend son empire aussi loin que sa finance, actuellement les États-Unis, grâce notamment à leurs lois extra-territoriales et aux pressions militaires ; la Chine échappe, en partie, à leur emprise, ce qui agace M. Trump.

Les capitalistes financiers, dirigeants des grandes banques, sociétés d’assurance, sociétés de gestions de fonds 4 , collectivement, imposent aux entreprises dont ils détiennent une part déterminante du capital (ou des dettes) des normes de gestion drastiques et épuisantes : avant tout, un retour sur capital investi aussi élevé que possible. Et donc que soient externalisées ou fermées toutes les activités qui n’atteignent pas ce rendement, ce qui diminue le niveau global d’activité économique. Et que l’entreprise s’endette à peu de frais pour augmenter l’effet de levier, ce qui est générateur de fragilité et d’instabilité, des entreprises financières ou non. Les considérations relatives au bien public, aux intérêts des autres parties concernées, cyniquement qualifiées de « partie prenantes », ou à la morale la plus élémentaire sont hors sujet, sinon au titre de la communication valorisant les marques, avec la création d’un marché des notations « ISR » ou « ESG » 5 instituant un illusionnisme des bonnes œuvres sociales et écologiques, avec en prime la médiatisation à son de trompe de quelque financement symbolique, comme la réfection de la cathédrale catholique de Paris.

Même si tous les investissements n’obtiennent pas les profits attendus, ils sont souvent supérieurs au taux de croissance de l’économie, d’où résulte un accaparement des richesses nouvellement créées, et un transfert de richesses permanent des moins riches vers les détenteurs de capitaux et vers les dirigeants des fonds, des assureurs et des banquiers grâce à leurs bonus et à leurs options d’achats d’actions. Ce qui contribue à l’augmentation incessante de l’inégalité des patrimoines, analysée en détail par Piketty.

Ces normes de gestion tendent à négliger les innovations qui tardent trop à devenir rentables, à remplacer les investissements productifs par des licenciements, à fermer des usines et vendre des filiales pas assez profitables, à des fusions et acquisitions créant des économies d’échelles et augmentant les pouvoirs sur les marchés 6 , à remplacer le capital par l’endettement, ce qui augmente les profits mais aussi la fragilité. Y compris pour les nouvelles entreprises via le « capital-risque », dont l’activité principale consiste un peu à capitaliser, mais surtout à endetter les nouvelles entreprises à la limite du supportable, ce qui contribue à leur taux d’échec très élevé.

Bref, le capitalisme financier accroît l’instabilité économique pour les entreprises et les salariés, la précarité et les inégalités.

Les capitalistes actifs et décideurs, grands actionnaires ou principaux dirigeants des entreprises productives ou spéculatives, n’ont en tête que, non pas de « créer de la valeur pour l’actionnaire » comme ils l’ânonnent, mais d’augmenter leur propre rémunération et leur propre pouvoir, qui se soutiennent l’une l’autre. La clé du succès est le capitalisme en bande organisée, quoique organisée de manière lâche et informelle.

Ils ne peuvent se contenter d’exercer leurs pouvoirs sur leurs propres entreprises, mais doivent l’étendre sur les entreprises concurrentes par des ententes et cartels, ou en les rachetant ou les éliminant, leur pouvoir sur les fournisseurs en les étranglant à la limite de la survie, leur pouvoir sur leurs clients dont ils cherchent à susciter l’addiction à leurs produits et à leurs marques. Le pouvoir des dirigeants banquiers sur les banques et les banques centrales. Enfin leur pouvoir sur les États dont ils dépendent par la fiscalité, la réglementation et les marchés publics.

C’est l’objet d’un travail constant, efficace 7 , et rendu organique par l’interpénétration sociologique des minces couches oligarchiques qui passent incessamment de la direction des institutions publiques aux institutions privées et inversement 8 .

Nous ne vivons pas dans une société de marchés parfaits 9 , mais dans une société où le capitalisme financier nous impose de plus en plus ses lois et ses mœurs destructrices, inégalitaires et, du fait de l’exacerbation politique des conflits économiques, de plus en plus liberticides, même si tout est censé se faire au nom du libéralisme, donc, en principe, de la liberté.

Il n’y a pas d’adoption nécessaire de la démocratie par le capitalisme ; il préfère la liberté, parce qu’elle coûte moins cher que la répression. Mais, notamment du fait de l’accroissement des inégalités, s’il faut en passer par les faux frais de la répression, alors il sacrifie un peu de profits pour faire régner la loi du plus fort et du plus riche, et finance les régimes autoritaires, tout en maintenant, autant que faire se peut, les apparences médiatiques de la démocratie…

Cette domination financière n’est pas inéluctable. Mais, pour la faire reculer, les États devront rétablir le contrôle des capitaux, de leur usage, de leur fiscalité, et leur contrôle sur les tuteurs prétendument publics de la finance comme les banques centrales et les superviseurs financiers, et pour cela se doter d’une doctrine sur le bon usage des capitaux, qui serait seul autorisé.

1 On pourrait croire que la baisse des taux d’intérêt diminue cette profitabilité. En fait, cette baisse, orchestrée par les banques centrales qui achètent les obligations, fait monter leur cours et engendre des plus-values latentes comptabilisées dans les profits des sociétés financières et des monopoles numériques qui les détiennent.

2 Comme les contrats de recherche publique/privée pour la Recherche et l’Université ou la publicité pour les médias publics, qui dans les deux cas en adultère la nature et en bride l’indépendance.

3 La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public. de Juven, Frederic Pierru, et al.

4 En 2001, dans Integrating Schumpeter and Keynes: Hyman Minsky’s Theory of Development, Whalen a proposé une périodisation un peu simple mais très claire de l’histoire du capitalisme aux États-Unis, où il fait remonter à 1982 la domination de ce qu’il appelle le money-manager capitalism, et que j’appelle plus généralement capitalisme financier. Le but ultime du money manager est de « faire de l’argent avec de l’argent ».

5 Investissement Socialement Responsable et critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance, auxquels le gouvernement Macron a ajouté « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. », et une éventuelle « raison d’être » : « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. ». Une raison d’être est habituellement faite d’objectifs, non de principes. Consulté, le Conseil d’État y a vu une obligation de moyens, non de résultats : tout est dit…

6 Admettre des imperfections de marché, c’est admettre que la théorie de l’équilibre général ne tient pas debout, conséquence que leurs théoriciens comme Akerlof, Stiglitz et consorts n’ont pas osé tirer…

7 Comme l’écrivent Éric Monnet, Stefano Pagliari et Shahin Vallée dans Au-delà de la « répression financière et de la « capture de la régulation », Recomposition des systèmes financiers européens après la crise dans Actes de la recherche en sciences sociales, 2019/4, (n°229, pp. 14 à 33) : « La reconfiguration actuelle des systèmes financiers nationaux en Europe n’est pas un retour aux politiques interventionnistes, bien qu’elle soit caractérisée par un rôle politique et économique plus large des organismes publics et banques centrales. Elle est typique des États néolibéraux où les objectifs multiformes des pouvoirs publics sont alignés sur les intérêts privés du secteur financier. ». En fait, lesdits organismes publics et banques centrales sont très largement pénétrés et influencés par d’actuels ou anciens professionnels de la finance, en Europe comme aux États-Unis.

8 Cf. La fascination de l’ogre : ou comment desserrer l’étau de la finance, de Laurence Scialom.

[9] La majorité du commerce international a lieu à l’intérieur des multinationales, et pas à des « prix du marché » qui n’existent pas. Un composant n’est pas transféré par un sous-traitant coréen à un sous-traitant taiwanais à un prix de marché inexistant, mais transite par le donneur d’ordres, qui minimise sa facture douanière et fiscale, ce que la théorie des marchés parfaits ne prend pas en compte.

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