Parution – Patrick Artus « Une certaine panique règne à la BCE » ( interview de Investir-Les Echos 06.09.19)
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Entretiens
Patrick Artus chef économiste et membre du comité exécutif de Natixis
« Une certaine panique règne à la Banque centrale européenne »
investir.fr | 06/09/19
La BCE s’apprête à annoncer de nouvelles mesures monétaires. Elles seront inefficaces, estime Patrick Artus. L’économiste ne craint pas de crise à court terme, mais alerte sur le coût des taux négatifs.
Le monde financier a basculé dans un régime de taux d’intérêt négatifs. En quoi est-ce un choc ?
Les taux d’intérêt négatifs sont problématiques, car il existe des actifs financiers qui rapportent 0% comme les billets et les dépôts à vue. Toute l’épargne peut donc basculer sur cette forme de placements à 0%. Si les dépôts étaient rémunérés au taux de marché, comme les banques suisses commencent à le faire, les taux négatifs pourraient être encore plus faibles. Le vrai problème est que ces taux sont inférieurs au taux de croissance économique depuis des années. A moyen terme, ils devraient être proches du taux de croissance. Or, le taux moyen à dix ans est dans la zone euro de –0,2% contre une croissance en valeur de près de 3%. Cet écart crée les déséquilibres qui transparaissent dans des bulles. Elles ne concernent pas les actions, car les investisseurs sont prudents, mais l’immobilier. Les banques sont, elles, fragilisées, car elles prêtent à de faibles taux. Les assureurs et les fonds de pension font face à d’énormes difficultés. La valeur du passif, actualisée avec des taux d’intérêt inférieurs à la croissance, dépasse les fonds propres de ces institutions financières. Les Etats sont incités à financer par la dette des dépenses publiques courantes. Enfin, des investissements inefficaces sont favorisés. Il existerait même 15?% d’entreprises zombies qui ne survivent que grâce au soutien bancaire. Pis, les banques préfèrent les financer pour éviter des défaillances et de perdre de l’argent. Les financements sont détournés vers ces zombies.
Comment expliquer cette faiblesse exagérée des taux ?
Il y a débat. Soit on considère que c’est lié à un excès d’épargne et d’attrait pour les actifs sans risque. Soit c’est uniquement la conséquence des politiques monétaires. Les banques centrales ont, en effet, des taux directeurs trop faibles et elles achètent des obligations en faisant du quantitative easing. Les travaux empiriques soutiennent plutôt la seconde thèse.
Des taux négatifs ne vont-ils pas réduire l’inégalité croissante dans les économies grâce à la répression financière ?
Ils favorisent une redistribution des prêteurs vers les emprunteurs. Mais est-ce une bonne idée de maintenir cette politique à long terme ? Elle euthanasie les épargnants, qui peuvent se « révolter » en limitant leur épargne ou en cantonnant leurs achats aux actifs réels au détriment d’actifs financiers. D’où les bulles immobilières. Mais la réduction des inégalités est loin d’être assurée. Qui détient l’épargne ainsi taxée ? Les épargnants ciblant les produits les moins sophistiqués comme le livret A ou l’assurance-vie. Ce ne sont pas les ménages les plus aisés. Les épargnants plus « sophistiqués », eux, diversifient leur portefeuille en Emergents, en fonds d’infrastructures, etc. En outre, la formation d’une bulle immobilière renforce les difficultés de se loger. Une inégalité terrible en défaveur des jeunes est ainsi créée.
Croyez-vous encore possible une sortie du Royaume-Uni avec un accord ?
Il n’y a pas de solution. Les Britanniques veulent le libre-échange à la frontière irlandaise mais avec une liberté totale de choix technologique, de régulation. Ils pourraient alors exporter par l’Irlande tous les produits qui ne satisferaient pas les normes européennes. Ce n’est pas acceptable pour l’Europe. Il n’y a que deux solutions : soit on ferme la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, ce que l’Europe ne veut pas ; soit les Britanniques conservent les régulations européennes, ce que Boris Johnson refuse. Même sans le différend sur la frontière irlandaise, il est impossible de commercer avec un espace économique qui veut déréguler. Il n’y a pas que l’industrie.
Si le Royaume-Uni dérèglemente les banques, la concurrence sera déloyale pour l’Europe. La seule solution était celle de Theresa May, de faire un Brexit qui n’en était pas un. Le Royaume-Uni sortait de l’Europe, mais conservait les normes, la Cour européenne de justice, etc. Il restait donc dans les faits dans l’Union, mais il ne pouvait pas décider avec les autres pays européens de son avenir ! Les seules possibilités sont : ne pas sortir ou sortir sans « deal » avec un coût économique élevé. Quant à de nouvelles élections, les conservateurs seront laminés. Il existe aujourd’hui quatre partis au Royaume-Uni. Il faudra alors une coalition, comme en Italie, pour gouverner. La dissolution voulue par Boris Johnson est à haut risque. Le Premier ministre s’autodissoudrait.
Faut-il craindre une nouvelle crise bancaire ?
Les banques centrales n’ont pas tiré toutes les implications de leurs politiques sur la valorisation de leurs actifs, sur l’épargne et sur les effets redistributifs. La zone euro est totalement « japonisée ». Le taux de chômage est proche de 7% comme en 2007. L’Europe est près du plein-emploi et elle maintient pourtant des conditions monétaires expansionnistes. Elle a maintenu des taux négatifs. Elle a, à peine, arrêté son QE pour annoncer six mois plus tard qu’elle allait le reprendre. Les banques centrales, particulièrement en Europe, ont un rejet absolu des récessions. Les conséquences économiques mais aussi politiques comme la montée du populisme font peur. Résultat, alors que l’expansion ralentit, la BCE ne peut rien faire. Son président, Mario Draghi, a beau répéter que la liste d’outils monétaires est longue, la réalité est différente. La BCE a déjà déprécié l’euro, inondé le marché de liquidité et mis les taux d’intérêt en territoire négatif…
Les réduire de 10 points de base supplémentaires ne changera rien. Le soutien de l’activité sera alors redonné à la politique budgétaire, ce qui n’est pas une bonne idée, vu les niveaux élevés d’endettement des pays, exception faite de l’Allemagne. Les taux zéro sont une protection contre les crises, car tous les agents sont solvables. Quel choc les rendrait insolvables ? Même l’Etat japonais, avec une dette de plus de 200% de son PIB, s’endette avec un taux de –0,3%. Plus il s’endette, moins il est pauvre. On ne peut avoir de crise de la dette mais des ralentissements économiques. L’éclatement d’une bulle immobilière ou de la remontée brutale des taux d’intérêt aux Etats-Unis notamment est toutefois envisageable. Si Elizabeth Warren (parti démocrate) gagnait l’élection présidentielle américaine, l’application de son programme économique (salaire minimum doublé, emballement des dépenses publiques, interdiction de l’exploitation du gaz de schiste) ferait flamber l’inflation et la Fed augmenterait ses taux. Une crise mondiale serait déclenchée. On peut aussi imaginer qu’un assureur européen fasse faillite si les taux demeurent à leur niveau.
Que faire ?
La seule solution est une remontée extrêmement lente des taux d’intérêt. Elle doit permettre aux investisseurs d’avoir des revenus supérieurs aux moins-values (pertes en capital) inhérentes aux hausses de taux. Le rendement moyen du portefeuille des assureurs européens est de 1,4%. Il faut redresser les taux sous ce niveau. Plus on attend, plus la remontée des taux sera délicate. Il me semble qu’il y a une absence de réflexion à la BCE. Une certaine panique semble régner. La BCE crée même un sentiment de panique qui est contre-productif. La baisse des taux sans risque a d’ailleurs été compensée par une augmentation de même ampleur des primes de risque ! Avant 2008, ces taux étaient de 4% et la prime de risque action de 2%. Les bénéfices futurs étaient actualisés à 6% (4%+2%). Aujourd’hui, les taux sans risque sont de 0%, mais la prime de risque est de 6%. L’actualisation se fait toujours à 6% (0%+6%). Il n’y a donc eu aucune hausse des marchés d’actions, ni aucun investissement des entreprises supplémentaires, grâce à la baisse des taux directeurs ! C’est terrible, car la politique monétaire pas soutenu l’économie de la zone euro. Elle a juste provoqué des transferts de revenus entre prêteurs et emprunteurs, un jeu à somme nulle. Les actions des banques centrales ont été annihilées par la hausse des primes de risque. Pourquoi ont-elles autant augmenté ? Davantage de risques géopolitiques, sensibilité au risque accrue des investisseurs après les crises, mais les banques centrales ont peut-être aussi semé la panique.
Les banques centrales ont-elles manqué, ces dernières années, une occasion de durcir leur politique monétaire ?
Absolument. Même si la Réserve fédérale l’a un peu fait en remontant les taux à 2,25%. Le chef économiste de la BRI, Claudio Borio, n’a eu de cesse de le répéter. Dans les périodes d’expansion, même s’il n’y a pas d’inflation, il faut progressivement durcir la politique monétaire pour éviter les bulles sur les prix des actifs et l’excès d’endettement, et pour arriver à la prochaine récession avec des marges de manœuvre suffisantes. En 2016, dans la zone euro, le chômage reculait depuis déjà trois ans lorsque la BCE a assoupli encore sa politique monétaire avec un QE, alors qu’elle aurait dû la normaliser. Aujourd’hui, c’est trop tard.
Quelle est la liste d’actifs à laquelle peut toucher une banque centrale pour mener à bien sa politique monétaire ?
Tout l’éventail des marchés financiers est légitime. Les Japonais achètent même des ETF d’actions. La Réserve fédérale et la BCE ont acheté des ABS (et facilite le refinancement des actifs immobiliers), des dettes d’entreprises. Tout cela est bien plus efficace que de s’occuper uniquement des taux d’intérêt à court terme, comme c’était le cas auparavant.
Accusée de tous les maux depuis la dernière crise, la finance ne joue-t-elle plus son rôle ?
Le rôle de la finance est de diriger l’épargne vers les investissements efficaces. Or, ce sont les pays émergents qui financent les Etats-Unis, et en particulier la consommation des Américains. Le dollar est la monnaie de réserve par excellence. Donc, toute l’épargne du monde finance la première puissance économique mondiale. Les pauvres financent les riches alors que ça devrait être le contraire. Si l’on finançait des infrastructures en Afrique plutôt que la consommation aux Etats-Unis, il resterait, au bout du compte, une trace en matière de revenu?! Par ailleurs, jusqu’en 2008, la finance oriente l’épargne vers le logement et l’immobilier plutôt que les entreprises. Et, depuis 2008, l’épargne a surtout permis de financer les dépenses publiques courantes plutôt que les investissements des Etats. Alors que la finance servait l’investissement des entreprises jusqu’aux années 1990, elle alimente depuis les bulles immobilières et les dépenses publiques courantes. C’est d’ailleurs ce qui explique le ralentissement de la productivité des entreprises depuis trois décennies dans les pays de l’OCDE.
Comment revenir au financement des activités productives efficaces et des pays pauvres ?
En France, il y a de multiples réflexions qui sont engagées dans le prolongement de la loi Pacte, sur la réforme de l’assurance, des retraites, pour faire en sorte que les produits d’épargne ne financent pas seulement l’Etat mais aussi les start-up, la technologie, les investissements à haut rendement, etc. En Europe, Solvabilité II a malheureusement renforcé l’orientation de l’épargne vers l’Etat, ce qui n’encourage pas la croissance.
Les cryptomonnaies peuvent-elles apporter un meilleur équilibre à la finance mondiale ?
Au FMI, l’idée d’une monnaie internationale qui ne serait pas le dollar est souvent évoquée, mais ce n’est pas pour demain ! Pourtant, une telle monnaie, privée, pourrait avoir un immense succès. Les gens pourraient avoir plus confiance dans Facebook que dans la Fed ou la BCE. C’est d’ailleurs bien la philosophie des cryptomonnaies et du bitcoin d’échapper à l’action désastreuse des banques centrales ! Ces dernières, à accumuler l’offre de monnaie, vont finir par en déprécier la valeur. Reste que, pour le moment, les créateurs des cryptomonnaies n’ont pas réussi à régler la question de la volatilité du prix de leur monnaie. Certes, l’offre est stable, au contraire du dollar, de l’euro ou du yen, mais, de fait, tous les chocs de demande provoquent des chocs de prix. Seul Facebook tente une monnaie privée internationale avec un prix assez stable, car indexé au panier de monnaie qui a servi à l’acheter.
Que faut-il faire pour discipliner la finance, pour reprendre le titre de votre ouvrage ?
Il y a une abondance de liquidité dans le monde en raison des politiques monétaires ultra-accommodantes de cette dernière décennie ; il faut donc procéder au leaning against the wind, qui consiste à remonter progressivement les taux lorsque l’économie va mieux. Deuxièmement, et même le FMI le reconnaît à présent, une certaine dose de contrôle de capitaux a du sens, en particulier à l’entrée des pays émergents, en empêchant les entrées de capitaux spéculatifs. Ce n’est pas compliqué techniquement. Le Brésil l’a déjà fait, avec un taux de taxation des capitaux inversement proportionnel à leur durée de présence dans le pays, de façon à favoriser les investissements longs. Enfin, il faudrait trouver une solution aux Etats-Unis, qui capte toute l’épargne du monde. Donald Trump l’a d’ailleurs compris, il peut se permettre un énorme déficit public américain financé à des taux d’intérêt ridicules. Il peut donc faire de la relance de l’économie américaine financée par le reste du monde à des taux très bas.
Qui, en particulier, finance le déficit américain ?
Ce ne sont plus les Chinois, devenus vendeurs nets de dollars, mais les pays de l’Opep et l’Allemagne, avec ses 8% de PIB d’excédent extérieur. L’Europe se portait mieux lorsque la première économie européenne, plutôt que de permettre les baisses d’impôts des Américains, prêtait à l’Italie et à l’Espagne pour le financement d’infrastructures et le soutien de la croissance. Mais les capitaux allemands avaient été mal investis, notamment dans la bulle immobilière espagnole. Il faudrait donc sécuriser ces placements. En premier lieu, en assainissant les banques, en particulier italiennes et espagnoles, puis en s’assurant la solvabilité des Etats. La déperdition des excédents allemands et néerlandais non prêtés aux Européens est l’équivalent de 4% de PIB de la zone euro ! Cela pourrait servir au numérique, à la transition énergétique, etc.
Quelle instance supranationale pourrait organiser une meilleure trajectoire de l’épargne ?
Le plan Juncker (600 milliards d’euros) fait partie des solutions. Quand la BEI émet 81 milliards d’euros par an d’obligations pour financer ses investissements, les Allemands les achètent ! Un grand fonds d’investissement européen pour les nouvelles technologies (batterie du futur, etc.) sur le modèle de la BEI séduirait également les Allemands. Il faut créer des supports d’épargne sérieux qui inspirent confiance, avec une excellente gouvernance.
Cela permettrait-il de financer la transition énergétique ?
Une partie de ces investissements n’est pas rentable, comme la rénovation de l’habitat ancien, qui ne trouvera pas d’argent privé. Il faut donc que les Etats interviennent. Beaucoup d’autres projets sont longs et aléatoires. Il faut donc, comme le fait la BPI, mixer de l’argent privé et de l’argent public, qui a une exigence de rentabilité du capital relativement faible.
L’Argentine est de nouveau confrontée à une crise économique de grande ampleur. Est-ce une fatalité ?
L’Argentine n’est pas un cas à part : sa situation est symptomatique de tous les pays émergents qui ne peuvent pas financer leurs besoins d’investissement par l’épargne nationale, qui finissent inéluctablement en situation de crise. Il ne s’agit pas seulement de l’Argentine mais aussi du Brésil (dans une moindre mesure), de la Turquie (qui ne parvient pas à capter l’épargne par un réseau bancaire dans l’ensemble du pays) et de l’Afrique du Sud. Aucun de ces pays ne parvient à canaliser l’épargne domestique. Les ambitions de croissance des émergents conduisent systématiquement à une crise de la dette extérieure et un effondrement du taux de change. Il y a une corrélation inverse absolue entre la probabilité d’une crise et le taux d’épargne du pays. Les Argentins souffrent aussi de la fuite des capitaux, car ils changent massivement leurs pesos en dollars.
Avec la montée du protectionnisme, la démondialisation est-elle inexorable ?
Il y a un grand retour des chaînes de valeur régionales (lentement, parce qu’une usine ne déménage pas en un jour…). La tendance est de produire plus près de l’acheteur final, car, outre les frais de transport, les coûts de production dans les émergents ont augmenté. Le protectionnisme de Trump participe au mouvement. Mieux vaut donc être intégré dans un ensemble économique régional dont la demande intérieure est assez forte. Par exemple, les usines ne seront plus construites en Allemagnes pour vendre des biens d’équipement aux Chinois mais aux Européens. Or, la croissance sur le Vieux Continent est bien moins dynamique qu’en Asie. Les pays qui vivaient de la croissance du monde vont devoir s’habituer à vivre de la croissance de leur région. C’est donc terrible pour l’Europe… Cela n’affectera pas les multinationales mais l’emploi en Europe.
Il n’y a donc pas de salut pour l’Europe ?
Il faudrait recréer une demande intérieure dynamique, notamment en ouvrant les pays à l’immigration. Sinon, la population active de la zone euro va reculer de 0,8% par an entre 2020 et 2030 : avec une productivité de 1%, la croissance sera donc à peu près nulle. Plus personne n’investira dans la zone euro. Il faut aussi faire des progrès techniques et monter en gamme, avec des incitations à innover : on a trois fois moins de robots par salarié qu’au Japon ou en Suède et deux fois et demi de moins de R&D qu’aux Etats-Unis !
Propos recueillis par Caroline Mignon et Philippe Wenger
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